La critique pascalienne de la théorie hobbsienne du contrat social et de la loi naturelle.
Cette communication s’attache à présenter la critique pascalienne de la théorie du contrat social et de la loi naturelle telle qu’elle fut élaborée par Hobbes. Ce faisant, elle permet de mettre au jour les arguments par lesquels Pascal, dans les Pensées, critique l’idée selon laquelle l’ordre politique pourrait être fondé sur la justice. Cette dernière affirmation générale cependant ne permet pas de comprendre que ce sont les théories contractualistes, et notamment la théorie hobbsienne, qui sont visées dans cette oeuvre. Ce n’est pas l’acception aristotélicienne de l’affirmation notamment qui nous intéresse ici.
Pascal s’accorde en effet avec Hobbes pour critiquer l’idée que l’ordre politique serait l’expression d’un ordre naturel normatif en soi. Leurs positions convergent donc sur la critique de la position aristotélicienne bien connue. Or, à cette position du naturalisme politique, telle qu’elle fut élaborée par Aristote, se rattache l’idée selon laquelle la hiérarchie politique, l’inégalité d’institution, aurait un fondement naturel, c’est-à-dire se fonderait sur une inégalité naturelle entre les hommes. Cette inégalité naturelle de pouvoirs et d’aptitudes constituerait le fondement d’un ordre politique hiérarchisé. Il s’agit là d’une des manières de donner sens à l’idée que l’ordre politique serait fondé sur la justice. En effet, Aristote, dans le 5ème livre de l’Ethique à Nicomaque présente deux grands modèles de justice : la justice distributive et la justice des échanges. L’un des aspects généraux de la justice est de réaliser l’égalité. Le premier modèle de la justice est utilisé pour penser le fonctionnement de l’ordre politique. La justice distributive intervient dans la distribution des honneurs, ou des richesses, ou des autres avantages qui se répartissent entre les membres de la communauté politique, et la seconde réalise la « rectitude » dans les transactions privées (elle consiste essentiellement à proposer des corrections aux différents types d’échange, qu’il s’agisse des échanges volontaires ou des échanges involontaires). L’inégalité d’institution est fondée sur ce principe de justice distributive. En effet, la justice distributive ne réalise pas une égalité directe, comme dans le cas de la justice des échanges, mais une égalité géométrique ou proportionnelle : selon cette idée, les charges seront distribuées à proportion du mérite respectif des individus auxquels ces charges seront distribuées. Un gouvernement sera ainsi dit juste dans la mesure où les charges politiques seront distribuées en proportion de la vertu politique (aretè politikè) détenue par les citoyens.
Pascal, à la suite de Hobbes notamment, critique cette position naturaliste et l’idée corrélative que le droit de commandement entretiendrait un lien naturel avec les qualités naturelles des gouvernants (voir notamment les Trois Discours sur la condition des grands). Le problème qui se pose, en l’absence de l’existence d’un lien naturel entre les qualités naturelles des gouvernants et leurs fonctions politiques, c’est-à-dire en l’absence de continuité entre nature et institutions, est de comprendre comment les hommes en viennent à accepter le pouvoir politique auquel ils obéissent, ainsi que le système de lois émis par les gouvernants. La communauté politique, dans cette perspective, ne sera plus pensée comme réalité naturelle, et il faudra rendre compte de la possibilité de son apparition. C’est dans le moment de fondation de cette communauté politique que l’on trouvera une solution à cette question, et c’est dans cette perspective que Hobbes produit la fiction de l’état de nature : imaginons la société telle qu’elle existe sans les institutions politiques, pour penser comment celles-ci peuvent apparaître. Hobbes propose comme solution celle du contrat : en effet, on ne peut saisir comment les hommes en viennent à accepter l’ordre politique que dans la mesure où l’on montre que cet ordre politique est né d’un contrat passé entre les hommes. Dans cette nouvelle perspective, l’idée selon laquelle l’ordre politique pourrait être fondé sur la justice trouve sa seconde acception. Il nous faudra tout d’abord préciser le sens de cette affirmation chez Hobbes, le déplacement que la théorie contractualiste lui fait subir.
La critique pascalienne de la solution hobbsienne qui fait reposer la possibilité de l’ordre politique sur un accord volontaire passé entre des individus, accord auquel la raison individuelle obligerait ces derniers, s’attaque au rôle que la raison individuelle détiendrait dans l’apparition de l’ordre politique. Néanmoins, Pascal devra alors résoudre tout d’abord le problème de l’acceptation du pouvoir souverain, et des lois qu’il édicte, par les sujets. En outre, Pascal, en critiquant la théorie hobbsienne du contrat social, semble priver les sujets de tout moyen de résister à un pouvoir tyrannique, une fois l’Etat institué, et par là même priver ce dernier de toute stabilité.
Après avoir retracé les étapes importantes de la théorie hobbsienne du contrat social, nous présenterons ensuite la critique pascalienne de cette théorie. Nous exposerons pour conclure les deux problèmes évoqués, et présenterons les solutions qu’il y apporte : il s’agira de rendre compte, en réponse au premier problème, de la manière dont les sujets en viennent à croire en la justice des lois. En réponse au second problème, Pascal élabore une nouvelle conception de la justice, la “justice des ordres”, qui échappe à toute conception légale et normative de la justice.
I. La théorie contractualiste de Hobbes.
Je me propose d’exposer dans un premier temps la théorie contractualiste de Hobbes, et de préciser, à cette occasion le déplacement que cette théorie fait subir à l’idée selon laquelle l’ordre politique pourrait être fondé sur la justice. L’idée à laquelle Pascal va s’attaquer est l’idée que l’ordre politique pourrait être un produit de la raison humaine.
La théorie contractualiste hobbsienne se fonde sur une analyse anthropologique qui repose en premier lieu sur l’idée de conatus1. La vie humaine repose en dernière instance sur un mouvement vital, mouvement purement physiologique, que l’être humain s’efforce de renforcer et d’aider : chaque individu s’efforce (conatus) nécessairement de persévérer dans son être, en utilisant pour cela à tout moment l’ensemble des moyens dont il dispose pour reproduire ce mouvement vital. Ces efforts sont ainsi téléologiquement orientés. Hobbes indique en outre, que l’homme, disposant du langage, peut calculer les moyens de sa conservation. L’homme en effet dispose d’une raison qui consiste en une combination de signes, ces signes étant fournis par le langage : cette combination lui permet de procéder à des inférences anticipatrices, c’est-à-dire de calculer les conséquences de certains actes ou événements, et donc les moyens lui permettant de se conserver. De ces principes, Hobbes fait découler sa définition du droit naturel dont chaque homme jouit à l’état de nature : il est téléologiquement orienté au sens où il consiste en la liberté de faire ce qui concourt à notre conservation. Or, la raison permettant de calculer les moyens de notre conservation, le droit naturel consiste donc en la liberté de faire ce que la raison dicte.
De ces principes anthropologiques, Hobbes déduit l’obligation pour les hommes de passer un contrat. Les hommes en viennent en effet à l’état de nature à découvrir, par leur raison, des préceptes généraux, que Hobbes nomme, dans le chap. 14 du Lév, lois naturelles, et qui les obligent à passer un contrat. Or, comme nous allons le voir, ces lois naturelles ne consistent en rien d’autre qu’en une auto-limitation du droit naturel. Décrivant la logique des relations humaines qu’il déduit de ces principes anthropologiques, Hobbes montre que ces relations se développent de manière catastrophique vers une guerre de tous contre tous. La possibilité pour l’homme de sortir de cette situation réside « partiellement dans les passions et partiellement dans sa raison ». Il ne s’agit pas pour Hobbes d’affirmer que, jusqu’ici, les hommes ne faisaient pas usage de leur raison, mais il met en avant le fait que les hommes en font un usage différent : Hobbes souligne dès le début du Léviathan que la raison procède à des inférences anticipatrices, calcule les moyens de notre conservation. Mais il n’avait considéré jusqu’ici que les cas où l’individu, se prêtant à ce calcul, considérait telle ou telle situation particulière. Or, les hommes peuvent réduire les conséquences qu’ils découvrent en des règles générales, théorèmes de la raison1. Ces préceptes obligent, c’est-à-dire, sélectionnent les volitions orientées vers la conservation, et exercent une contrainte sur les autres. En ce sens, les hommes sont obligés par la première loi naturelle de sortir de cet état de guerre. Il est en effet un point dans le conflit, où les hommes comprennent que la situation de conflit n’est, de manière générale, pas le meilleur moyen de se conserver. Ils en viennent donc à limiter leur droit naturel, c’est-à-dire la liberté d’utiliser « tous » les moyens leur permettant de se conserver, ici par ex. la guerre, et ce en vue même de leur propre conservation. D’où provient alors l’obligation de passer un contrat ? La première loi naturelle ne fournit pas les conditions de la possibilité même de son application. Pour les découvrir, il est nécessaire de comprendre sur quoi repose en dernière instance l’apparition du conflit. L’état de guerre se caractérise par le fait que les individus ont droit sur toute chose. Dès lors, ceux-ci devront, pour être en paix les uns avec les autres, limiter leur droit sur toutes choses. Cette limitation consistera en un dessaisissement par chacun de son droit sur toute chose. Il s’agit pour chacun de s’ « ôter [du] chemin [de l’autre] »2, afin que celui-ci puisse jouir de son droit originaire, en considération bien sûr de quelque droit qui lui sera réciproquement transmis, ou à cause de quelque autre bien qu’il espère pour ce motif. En cela consiste le contrat : il consiste dans ce transfert mutuel du droit.
On fera remarquer qu’Hobbes lui-même pointe les difficultés ou obstacles à l’effectuation de ce contrat. Ce transfert mutuel de droits ne va pas de soi quant à son exécution, dans la mesure où il s’agit d’un contrat à exécution différée, c’est-à-dire d’un pacte3. En effet le transfert se fait en deux étapes : celle de la déclaration volontaire de cession de droit, et celle de la réalisation de ce transfert. Pour le contrat en question, les participants ne s’exécutent pas immédiatement : chaque co-contractant, déclarant à autrui qu’il cède son droit, fait ainsi la « promesse » à autrui de lui concéder un droit à la conservation égal à celui qui lui sera concédé. Cependant, dans un contrat, chaque individu est obligé de s’exécuter dans la mesure où les autres le font également, et dans cette mesure seulement (autrement il ne s’agirait pas d’un contrat sans cette réciprocité). Or, qu’est-ce qui garantit à chacun que les autres feront de même ?4 Selon Hobbes, les individus « décideront [alors] rationnellementde doubler l’obligation de ces normes (i.e. des lois naturelles) par l’efficace d’un pouvoir qui les contraigne à s’y soumettre et les fasse ainsi respecter »1. La raison énonce ainsi, et il s’agit là de la troisième loi naturelle, que les hommes ont besoin d’un pouvoir contraignant, coercitif, « pour contraindre également tous les hommes à l’exécution de leurs conventions »2. Chacun transfèrera ainsi à ce pouvoir commun son pouvoir et sa force, càd instituera par un pacte un représentant qui fera respecter les lois naturelles.
L’institution d’un pouvoir politique chez Hobbes s’explique donc par la nécessité de faire respecter un transfert mutuel de droits auquel les individus s’engagent à l’état de nature pour échapper à l’état de guerre. C’est donc bien une règle de justice qui est au fondement de l’ordre politique. Mais il s’agit d’un principe de justice commutative, c’est-à-dire la justice régissant les échanges, qui prévaut cette fois. En effet, lorsque des droits ont fait l’objet d’un transfert mutuel sous la forme d’un contrat, ils appartiennent aux co-contractants auxquels ils ont été cédés. L’institution du souverain découle de ce fait de la nécessité de protéger l’égalité des co-contractants dans cet échange de droits : il s’agit de faire en sorte qu’à chaque co-contractant soit concédé un droit à la conservation qui soit égal à celui qu’il a concédé à autrui3.
Pascal va critiquer la théorie du contrat en s’attaquant à l’idée que nous pourrions avoir connaissance de ces préceptes généraux de la raison que sont les lois naturelles. Chez Hobbes, c’est la raison humaine qui oblige à conclure et à respecter les contrats et donc à instituer un souverain, par le biais de préceptes généraux, les lois naturelles, qu’elle édicte. Aussi, ce faisant, Pascal s’attaque à l’idée que l’ordre politique pourrait être un produit de la raison humaine.
Avant de présenter le contenu de cette critique pascalienne, il s’avère éclairant de présenter le contexte dans lequel cette dernière est formulée, ici en l’occurrence le contexte chrétien. Pascal critique cette nouvelle conception de la justice qui se veut rationnelle en son principe.
Chez Hobbes, il existe une convergence entre les prescriptions rationnelles de la loi naturelle, et ce qu’énoncent les lois divines révélées dans les Ecritures. La loi de nature est une loi divine chez Hobbes. Cette convergence peut être interprétée dans les deux sens : de par cette convergence, la raison individuelle se met au service de la vérité et de lajustesse des commandements de la religion. Et les Ecritures sont appelées à confirmer les démarches de la raison. Mais ce renforcement respectif peut produire comme effet secondaire un affaiblissement de la religion. Si la raison doit justifier les commandements de la raison, la religion risque d’être soumise à une justification rationnelle. Dès lors, il n’y a qu’un pas vers l’affirmation selon laquelle les prescriptions rationnelles pourraient valoir par elles-mêmes sans le recours à la religion. Le risque est celui d’une autonomisation de la raison par rapport à la religion. D’un autre côté, si les Ecritures doivent apporter une confirmation aux constructions normatives de la raison, le risque est grand que la religion soit mise au service de la raison.
II. La critique de la théorie contractualiste : Les hommes ont-ils les capacités rationnelles nécessaires pour être obligés par ces lois, préceptes de la raison, à passer un contrat ? L’impuissance de la raison.
Hobbes soutient, comme on l’a vu, que les hommes sont obligés par des règles générales, que leur raison leur fait connaître, d’instituer la société politique, un ordre politique, et ce, par un contrat. Cette idée implique donc que les rapports interhumains peuvent être réglés normativement, et donc, que la raison tient une grande place dans la détermination des comportements individuels et des relations interhumaines. Pascal, tout comme Spinoza à peu près à la même époque, insiste sur l’impuissance de la raison.
Pascal montre que l’homme, parce que sa raison est « corrompue », ne peut accéder au contenu de ces préceptes de la raison. Ainsi, la raison ne pourrait pas obliger les hommes à instituer la société politique.
Pascal adresse deux critiques à Hobbes quant à cette idée de loi naturelle et du rôle qu’elle jouerait dans l’apparition de l’ordre politique. Dans le Fragment 60 (classement Lafuma) des Pensées, Pascal formule une critique de fait : il fonde en effet en premier lieu sa critique sur la variation factuelle des lois et coutumes des peuples.
« Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils la soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. » (nous soulignons).
L’argument repose sur l’absence d’universalité des lois positives. Cependant, cette variation de fait est commandée par une incertitude de droit concernant la connaissabilité de la loi naturelle. Ainsi affirme-t-il dans ce même paragraphe : « Il y a sans doute des lois naturelles mais cette belle raison corrompue a tout corrompu » (Laf 60). L’homme ne peut accéder au contenu des lois naturelles, car il n’en a pas les capacités rationnelles. Dans quelle mesure ? La nature actuelle de l’homme ne permettrait pas à ce dernier d’entendre ces préceptes. La nature d’un homme se comprend comme un ordre de dépendance des facultés humaines, et la nature actuelle de l’homme est conçue comme un ordre de dépendance perturbé. En quoi consiste donc l’ordre des facultés qui existe actuellement, et dans quelle mesure cet ordre empêche-t-il l’homme d’accéder au contenu de ces normes ?
a. La chute ou comment expliquer la nature actuelle de l’homme.
Pour comprendre le sens de cette idée d’un ordre de dépendance perturbé, il est nécessaire de remonter aux principes anthropologiques dont part Pascal, et qui sont d’ordre théologique.
Il faut en effet partir de l’idée de « chute » causée par la passion d’orgueil que le premier homme aurait éprouvé, idée que Pascal qualifie de « mystère, le plus incompréhensible de tous »1 mais sans lequel « nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes »2. La chute est selon lui l’« abîme » dans lequel le « noeud de notre condition prend ses replis et ses tours (…). De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »3.
La nature de l’homme ne se comprend que si l’on perçoit qu’en l’homme résident deux natures, l’une intègre, l’autre corrompue, la seconde étant issue de sa chute de sa nature intègre. Ainsi Pascal dit-il : « Observez-vous vous-mêmes et voyez si vous n’y trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures »4. Grâce à l’idée de chute, on comprend que la nature actuelle de l’homme est en fait une nature corrompue par rapport à une première nature, dont il resterait néanmoins encore quelques traces en l’homme.
En quoi la première nature de l’homme consiste-t-elle, pourquoi l’homme est-il déchu de sa première nature, et quelles en sont les conséquences quant à sa condition depuis la chute ?
Le concept de nature consiste en un ordre de dépendance des facultés. Parmi ces facultés, deux ont un rôle important dans cet ordre dedépendance : la volonté et l’entendement. L’entendement est une puissance naturelle qui « croit naturellement »1, la croyance étant définie comme le consentement de l’entendement à la vérité des propositions qui visent à la persuasion. Par volonté, Pascal entend une puissance naturelle dont le principe et premier moteur sont l’amour de ce qui peut la satisfaire en lui procurant du plaisir ou de la délectation, et vers lequel elle tend pour le posséder et en jouir dans le repos. Le désir, qui n’est autre que la tendance de la volonté vers son bien, est donc le désir d’être heureux : « le désir d’être heureux que personne ne peut pas ne pas avoir »2, « nous recherchons le bonheur »3, « tous les hommes recherchent d’être heureux (….). La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes (…) ». 4 Ce désir n’a donc, pour ce qui concerne l’objet sur lequel il peut porter, aucune prédétermination. Enfin, ces deux puissances nous « portent à consentir », selon Pascal.5 Mais ce consentement se fait différemment selon l’état de nature dans lequel on se situe.
L’état de nature intègre se caractérise comme dépendance du corps par rapport à la volonté, de la volonté à l’intelligence et de celle-ci par rapport à Dieu : la première est désir de cet Etre universel, désir d’accomplir les commandements de Dieu que la l’intelligence connaît.
Voici l’ordre de dépendance des facultés dans l’état de nature intègre :
source dépendance et connaissance dépendance dépendance 1. le problème de l’acception de l’ordre politique L’originalité de la position de Pascal consiste cependant en ce que, si l’Etat ne peut pas naître de la raison humaine, les hommes veulent cependant n’être « assujettis, qu’à la raison ou à la justice »3. Si la raison ne peut pas produire l’ordre politique, il est nécessaire néanmoins que les hommes croient en la « rationalité » de l’Etat. Il leur faut trouver a posteriori un fondement rationnel à leur soumission. Pascal doit donc résoudre le problème de savoir comment les hommes accepteront d’obéir à ce parti dominant dont le pouvoir ne repose que sur la force. 2. Des sujets sans moyens pour résister à un pouvoir tyrannique ? Pascal, en critiquant la théorie hobbsienne du contrat social, prive-t-il les sujets de tout moyen de résister à un pouvoir tyrannique, une fois l’Etat institué, et par là même priver ce dernier de toute stabilité ? Les sujets n’accèdent en effet pas chez Pascal à des normes (les lois naturelles) au nom desquelles ils pourraient résister au souverain si celui-ci en venait à les oppresser. Réponse : Pascal produit un nouveau concept de justice, élaboré à partir du concept d’ordre. Le concept d’ordre se réfère à des rapports de proportionnalité ou de convenance exclusifs entre des puissances naturelles ou surnaturelles et le domaine d’objet sur lequel elles opèrent au moyen de règles spécifiques selon la double modalité de la connaissance et de l’action en y produisant des effets nécessaires à certaines conditions3. C’est-à-dire qu’une puissance, un corps par exemple, ne peut opérer sur un objet que dans la mesure où leurs qualités respectives conviennent. Parce que ces qualités respectives sont proportionnées, ces puissances peuvent, selon leurs propres règles opératoires, produire des effets sur leurs objets spécifiques ou à partir d’eux dans le champ de la connaissance ou de l’action4. Lorsque les opérations de connaissance ou d’action d’une puissance sur ses objets réussissent pleinement ou supérieurement, elles portent le rapport de convenance intérieure entre cette puissance et ses objets à son point parfait produisant nécessairement (pour ce qui relève des puissances naturelles) leurs effets. Ainsi, dans l’ordre des corps parexemple, lorsqu’un capitaine gagne une bataille, on ne peut faire autrement que s’incliner devant cette force supérieure. Les qualités de ces puissances ne peuvent être alors qu’estimées positivement par les autres individus : on ne peut non seulement pas leur refuser une reconnaissance intérieure, mais il existe un « devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science »1. Autrement dit, lorsque l’on se verrait demandé de manifester, par des marques extérieures donc, cette reconnaissance, on ne pourrait rien opposer à cela. Il s’agit là de ce que Pascal appelle un rapport de justice interne : on serait injuste de refuser, par exemple, le devoir de crainte à la force. cela explique que le pouvoir souverain sera de fait limité :
Dieu >>> commandements <<< intelligence <<< volonté <<< corps
<<<<<<<<<<<<<<
Cela ne signifie cependant pas que les hommes désirent accomplir les commandements de Dieu, c’est-à-dire les lois naturelles que l’entendement connaîtrait. D’après ce qui a été exposé en deuxième partie, une telle affirmation n’est pas possible. Ce désir n’est pour Pascal que le désir de n’être soumis qu’à des raisons impersonnelles, qui dès lors constituent la justice. Etre soumis à la raison, c’est n’être en fin de compte soumis à personne d’autre. En ce sens, aucun pouvoir sans la force ET la justice ne peut se concevoir. Aussi Pascal écrit-il : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes »4. On comprend alors que la croyance en la justice du pouvoir dominant est une condition de possibilité de son acceptation par les individus dominés. Comment les dominés en viennent-ils à croire en la justice des lois ?
La force des maîtres doit trouver une forme de justice dont elle puisse se prévaloir pour que le pouvoir se conserve sans qu’apparaisse son véritable fondement (i.e. la force). Cela est possible car la définition de la justice est sujette dispute. Dans le cas contraire, la justice ne pouvant être autrement qu’elle est, on « verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre »5. On comprend en effet que la justice dont se prévaudrait le parti dominant ne peut pas être une justice dont ce dernier ne serait que l’exécutant. C’est bien de la forme de justice pouvant légitimer son pouvoir fondé en dernier lieu sur la force qu’il désire se prévaloir.
Cependant, la force peut-elle imposer la justice ? Que signifie la thèse pascalienne selon laquelle la force « a dit que c’était elle qui était juste »6 ? La théorie des ordres de Pascal (qui sera exposée ci-dessous en réponse à la seconde difficulté) permet ici de répondre. Une propriété du concept d’ordre consiste en ce que les relations des puissances à leur objet ne peuvent interférer les unes avec les autres. Aucun ordre ne peut interférer avec un autre, parce que les règles de définition et de constitution de ses propres opérations rendent ces dernières sans effets ou sans conséquences sur les objets ou les puissances de l’autre. En ce sens, « la force n’est maîtresse que des actions extérieures »7 (nous soulignons). L’ordre des grandeurs charnelles, l’ordre des corps, ne peut interférer avec un autre, celui des esprits, dans lequel la justice opère. Si les lois apparaissent comme justes, ce ne peut être la force elle-même qui l’impose directement. Cette légitimation ne peut se faire qu’indirectement et c’est bien ce que le pronom personnel « on » du fragment 81 des Pensées reflète : « on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force » (nous soulignons). Le parti dominant n’a pas pu imposer la justice par la force. Mais, par certains mécanismes spontanés, les dominés en viennent à croire en la justice des lois.
Pascal met au jour certains mécanismes spontanés. Par désir d’estime, les individus dominés se conformeront à l’opinion collective selon laquelle le pouvoir est juste. De ce fait Pascal écrit-il dans le fragment 61) des Pensées : « Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice ». Le désir de se conformer à l’opinion collective utilisera l’imagination, qui inventera dans ce but des prémisses qui feront croire l’entendement en la justice des lois imposées par la force par le parti dominant. En effet, compte tenu de ce que l’on sait des rapports de la volonté et de l’entendement chez Pascal, il est parfaitement possible d’admettre que celle-ci conduise l’entendement à croire d’une manière où d’une autre en la justice des lois, en utilisant à ce dessein l’imagination : « Qui voudra en (i.e. les lois) examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et derévérence »1( nous soulignons). C’est pour cette raison que Pascal écrit, dans le fragment 828, que lorsqu’un parti parvient à dominer les autres par la force, alors « l’imagination commence à jouer son rôle ». Ou encore dans le fragment 60 : « Qui leur obéit (i.e. aux lois) parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine » (nous soulignons).
Mais comment cette opinion collective se forme-t-elle ? Il suffit pour cela qu’un grand nombre d’individus « imagine que le plus grand nombre tient les lois pour justes »2. Il se conformera à cette opinion qu’il croira du plus grand nombre, et ce comportement aura pour conséquence de rendre visible une opinion collective suffisamment importante pour qu’en l’absence de manifestations contraires tous les autres individus la tiennent sans conteste pour dominante et s’y conforment. Les hommes en viendront à penser que, si les lois existent, c’est parce qu’elles sont justes.
Mais, réciproquement, il est injuste d’exiger d’obtenir « par une voie ce qu’on ne peut obtenir que par une autre »2, exiger de se voir rendre, par exemple, un devoir d’amour à un autre mérite que celui de l’agrément. Si malgré tout un individu exige par exemple d’être aimé par la force, c’est-à-dire, s’il cherche à dominer hors de son ordre, il sera « tyrannique », et il exercera alors une sorte de violence, au sens de contrainte sur les autres, qui, n’ayant aucun devoir d’amour à rendre à la force, le haïront.
Prenons le cas où un gouvernant exige qu’on lui reconnaisse des qualités naturelles spécifiques en arguant seulement du fait qu’il est gouvernant (confondant grandeur naturelle et grandeur d’établissement), ou tâche d’obtenir par la force qu’on le reconnaisse comme bon géomètre. Il ne pourra obtenir gain de cause en raison de cette incommensurabilité entre les ordres de grandeur. Dans le second cas il ne pourra que contraindre le corps à la simple prononciation de paroles extérieures sans aucun acquiescement intérieur à ces qualités. Cette tyrannie n’existera donc qu’à l’état de désir (cf Frag. 58 la tyrannie est définie comme le « désir de domination universelle hors de son ordre »). Lorsque la force est tyrannique, la crainte se transforme en l’indignation des sujets.
